Un dessin d'Albert Dürer
Toute la lyre (1888)
Victor HUGO (1802-1885)

Minuit.

Le frêle esquif sur la mer sombre 
Sombre ; 
La foudre perce d'un éclair 
L'air.

C'est minuit. L'eau gémit, le tremble 
Tremble, 
Et tout bruit dans le manoir 
Noir ;

Sur la tour inhospitalière ; 
Lierre, 
Dans les fossés du haut donjon, 
Jonc ;

Dans les cours, dans les colossales 
Salles, 
Et dans les cloîtres du couvent, 
Vent.

La cloche, de son aile atteinte ; 
Tinte ; 
Et son bruit tremble en s'envolant, 
Lent.

Le son qui dans l'air se disperse 
Perce 
La tombe où le mort inconnu, 
Nu,

Épelant quelque obscur problème 
Blême, 
Tandis qu'au loin le vent mugit ; 
Gît.

Tous se répandent dans les ombres, 
Sombres, 
Rois, reines, clercs ; soudards, nonnains, 
Nains.

La voix qu'ils élèvent ensemble 
Semble 
Le dernier soupir qu'un mourant 
Rend.

Les ombres vont au clair de lune, 
L'une 
En mitre, et l'autre en chaperon 
Rond.

Celle-ci qui roule un rosaire 
Serre 
Dans ses bras un enfant tremblant, 
Blanc.

Celle-là, voilée et touchante, 
Chante 
Au bord d'un gouffre où le serpent 
Pend.

D'autres, qui dans Pair se promènent, 
Mènent 
Par monts et vaux des palefrois, 
Froids.

L'enfant mort, à la pâle joue, 
Joue ; 
Le gnome grimace, et l'Esprit 
Rit :

On dirait que le beffroi pleure ; 
L'heure 
Semble dire en traînant son glas : 
Las !

Enfant ! retourne dans ta tombe ! 
Tombe 
Sous le pavé des corridors, 
Dors !

L'enfer souillerait ta faiblesse.
Laisse 
Ses banquets à tes envieux, 
Vieux.

C'est aller au sabbat trop jeune ! 
Jeûne, 
Garde-toi de leurs jeux hideux, 
D'eux !

Vois-tu dans la sainte phalange 
L'ange 
Qui vient t'ouvrir le paradis, 
Dis ?

Ainsi la mort nous chasse et nous foule, 
Foule 
De héros petits et d'étroits 
Rois.

Attilas, Césars, Cléopâtres, 
Pâtres, 
Vieillards narquois et jouvenceaux, 
Sots,

Bons évêques à charge d'âmes, 
Dames, 
Saints docteurs, lansquenets fougueux, 
Gueux,

Nous serons un jour, barons, prêtres, 
Reîtres, 
Avec nos voeux et nos remords 
Morts.

Pour moi, quand l'ange qui réclame 
L'âme 
Se viendra sur ma couche un soir 
Seoir ;

Alors, quand sous la pierre froide, 
Roide ; 
Je ferai le somme de plomb, 
Long ;

Ô toi, qui dans mes fautes mêmes, 
M'aimes, 
Viens vite, si tu te souviens, 
Viens 

T'étendre à ma droite, endormie, 
Mie ; 
Car on a froid dans le linceul, 
Seul.


Le 26 décembre 1827.



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Un dessin d'Albert Dürer est un extrait du livre "Toute la lyre (1888)" - CLE

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