Pêcheur d'Islande — Extrait
Pêcheur d'Islande (1886)
Pierre LOTI (1850-1923)

Première partie

I

Ils étaient cinq, aux carrures terribles, accoudés à boire, dans une sorte de logis sombre qui sentait la saumure et la mer. Le gîte, trop bas pour leurs tailles, s’effilait par un bout, comme l’intérieur d’une grande mouette vidée ; il oscillait faiblement, en rendant une plainte monotone, avec une lenteur de sommeil.

Dehors, ce devait être la mer et la nuit, mais on n’en savait trop rien : une seule ouverture coupée dans le plafond était fermée par un couvercle en bois, et c’était une vieille lampe suspendue qui les éclairait en vacillant.

Il y avait du feu dans un fourneau ; leurs vêtements mouillés séchaient, en répandant de la vapeur qui se mêlait aux fumées de leurs pipes de terre.

Leur table massive occupait toute leur demeure ; elle en prenait très exactement la forme, et il restait juste de quoi se couler autour pour s’asseoir sur des caissons étroits scellés au murailles de chêne. De grosses poutres passaient au-dessus d’eux, presque à toucher leurs têtes ; et, derrière leurs dos, des couchettes qui semblaient creusées dans l’épaisseur de la charpente s’ouvraient comme les niches d’un caveau pour mettre les morts. Toutes ces boiseries étaient grossières et frustes, imprégnées d’humidité et de sel ; usées, polies par les frottements de leurs mains.

Ils avaient bu, dans leurs écuelles, du vin et du cidre, aussi leur joie de vivre éclairait leurs figures, qui étaient franches et braves. Maintenant ils restaient attablés et devisaient, en breton, sur des questions de femmes et de mariages.

Contre un panneau du fond, une sainte Vierge en faïence était fixée sur une planchette, à une place d’honneur. Elle était un peu ancienne, la patronne de ces marins, et peinte avec un art encore naïf. Mais les personnages en faïence se conservent beaucoup plus longtemps que les vrais hommes ; aussi sa robe rouge et bleue faisait encore l’effet d’une petite chose très fraîche au milieu de tous les gris sombres de cette pauvre maison de bois. Elle avait dû écouter plus d’une ardente prière, à des heures d’angoisses ; on avait cloué à ses pieds deux bouquets de fleurs artificielles et un chapelet.

Ces cinq hommes étaient vêtus pareillement, un épais tricot de laine bleue serrant le torse et s’enfonçant dans la ceinture du pantalon ; sur la tête, l’espèce de casque en toile goudronnée qu’on appelle suroît (du nom de ce vent de sud-ouest qui dans notre hémisphère amène les pluies).

Ils étaient d’âges divers. Le capitaine pouvait avoir quarante ans ; trois autres, de vingt-cinq à trente. Le dernier, qu’ils appelaient Sylvestre ou Lurlu, n’en avait que dix-sept. Il était déjà un homme, pour la taille et la force ; une barbe noire, très fine et très frisée, couvrait ses joues ; seulement il avait gardé ses yeux d’enfant, d’un gris bleu, qui étaient extrêmement doux et tout naïfs.

Très près les uns des autres, faute d’espace, ils paraissaient éprouver un vrai bien-être, ainsi tapis dans leur gîte obscur.

... Dehors, ce devait être la mer et la nuit, l’infinie désolation des eaux noires et profondes. Une montre de cuivre, accrochée au mur, marquait onze heures, onze heures du soir sans doute ; et, contre le plafond de bois, on entendait le bruit de la pluie.

Ils traitaient très gaîment entre eux ces questions de mariage, – mais sans rien dire qui fût déshonnête. Non, c’étaient des projets pour ceux qui étaient encore garçons, ou bien des histoires drôles arrivées dans le pays, pendant des fêtes de noces. Quelquefois ils lançaient bien, avec un bon rire, une allusion un peu trop franche au plaisir d’aimer. Mais l’amour, comme l’entendent les hommes ainsi trempés, est toujours une chose saine, et dans sa crudité même il demeure presque chaste.

Cependant Sylvestre s’ennuyait, à cause d’un autre appelé Jean (un nom que les Bretons prononcent Yann), qui ne venait pas.

En effet, où était-il donc ce Yann ; toujours à l’ouvrage là-haut ? Pourquoi ne descendait-il pas prendre un peu de sa part de la fête ?

– Tantôt minuit, pourtant, dit le capitaine.

Et, en se redressant debout, il souleva avec sa tête le couvercle de bois, afin d’appeler par là ce Yann. Alors une lueur très étrange tomba d’en haut :

– Yann ! Yann !... Eh ! l’homme !

L’homme répondit rudement du dehors.

Et, par ce couvercle un instant entr’ouvert, cette lueur si pâle qui était entrée ressemblait bien à celle du jour. – « Bientôt minuit... » Cependant c’était bien comme une lueur de soleil, comme une lueur crépusculaire renvoyée de très loin par des miroirs mystérieux.

Le trou refermé, la nuit revint, la petite lampe se remit à briller jaune, et on entendit l’homme descendre avec de gros sabots par une échelle de bois.

Il entra, obligé de se courber en deux comme un gros ours, car il était presque un géant. Et d’abord il fit une grimace, en se pinçant le bout du nez à cause de l’odeur âcre de la saumure.

Il dépassait un peu trop les proportions ordinaires des hommes, surtout par sa carrure qui était droite comme une barre ; quand il se présentait de face, les muscles de ses épaules, dessinés sous son tricot bleu, formaient comme deux boules en haut de ses bras. Il avait de grands yeux bruns très mobiles, à l’expression sauvage et superbe.

Sylvestre, passant ses bras autour de ce Yann, l’attira contre lui par tendresse, à la façon des enfants ; il était fiancé à sa sœur et le traitait comme un grand frère. L’autre se laissait caresser avec un air de lion câlin, en répondant par un bon sourire à dents blanches.

Ses dents, qui avaient eu chez lui plus de place pour s’arranger que chez les autres hommes, étaient un peu espacées et semblaient toutes petites. Ses moustaches blondes étaient assez courtes, bien que jamais coupées ; elles étaient frisées très serré en eux petits rouleaux symétriques au-dessus de ses lèvres qui avaient des contours fins et exquis ; et puis elles s’ébouriffaient aux deux bouts, de chaque côté des coins profonds de sa bouche. Le reste de sa barbe était tondu ras, et ses joues colorées avaient gardé un velouté frais, comme celui des fruits que personne n’a touchés.

On remplit de nouveau les verres, quand Yann fut assis, et on appela le mousse pour rebourrer les pipes et les allumer.

Cet allumage était une manière pour lui de fumer un peu. C’était un petit garçon robuste, à la figure ronde, un peu le cousin de tous ces marins qui étaient plus ou moins parents entre eux ; en dehors de son travail assez dur, il était l’enfant gâté du bord. Yann le fit boire dans son verre, et puis on l’envoya se coucher.

Après, on reprit la grande conversation des mariages :

– Et toi, Yann, demanda Sylvestre, quand est-ce ferons-nous tes noces ?

– Tu n’as pas honte, dit le capitaine, un homme si grand comme tu es, à vingt-sept ans, pas marié encore ! Les filles, qu’est-ce qu’elles doivent penser quand elles le voient ?

Lui répondit, en secouant d’un geste très dédaigneux pour les femmes ses épaules effrayantes :

– Mes noces à moi, je les fais à la nuit ; d’autre fois, je les fais à l’heure ; c’est suivant.

Il venait de finir ses cinq années de service à l’État, ce Yann. Et c’est là, comme matelot canonnier de la flotte, qu’il avait appris à parler le français et à tenir des propos sceptiques. – Alors il commença de raconter ses noces dernières qui, paraît-il, avaient duré quinze jours.

C’était à Nantes, avec une chanteuse. Un soir, revenant de la mer, il était entré un peu gris dans un Alcazar. Il y avait à la porte une femme qui vendait des bouquets énormes aux prix d’un louis de vingt francs. Il en avait acheté un, sans trop savoir qu’en faire, et puis tout de suite en arrivant, il l’avait lancé à tour de bras, en plein par la figure, à celle qui chantait sur la scène ? – moitié déclaration brusque, moitié ironie pour cette poupée peinte qu’il trouvait par trop rose. La femme était tombée du coup ; après, elle l’avait adoré pendant près de trois semaines.

– Même, dit-il, quand je suis parti, elle m’a fait cadeau de cette montre en or.

Et, pour la leur faire voir, il la jetait sur la table comme un méprisable joujou.

C’était conté avec des mots rudes et des images à lui. Cependant cette banalité de la vie civilisée, détonnait beaucoup au milieu des ces hommes primitifs, avec ces grands silences de la mer qu’on devinait autour d’eux ; avec cette lueur de minuit, entrevue par en haut, qui avait apporté la notion des étés mourants du pôle.

Et puis ces manières de Yann faisaient de la peine à Sylvestre et le surprenaient. Lui était un enfant vierge, élevé dans le respect des sacrements par une vieille grand’mère, veuve d’un pêcheur du village de Ploubazlanec. Tout petit, il allait chaque jour avec elle réciter un chapelet, à genoux sur la tombe de sa mère. De ce cimetière, situé sur la falaise, on voyait au loin les eaux grises de la Manche où son père avait disparu autrefois dans un naufrage. – Comme ils étaient pauvres, sa grand’mère et lui, il avait dû de très bonne heure naviguer à la pêche, et son enfance s’était passée au large. Chaque soir il disait encore ses prières et ses yeux avaient gardé une candeur religieuse. Il était beau, lui aussi, et, après Yann, le mieux planté du bord. Sa voix très douce et ses intonations de petit enfant contrastaient un peu avec sa haute taille et sa barbe noire ; comme sa croissance s’était faite très vite, il se sentait presque embarrassé d’être devenu tout d’un coup si large et si grand. Il comptait se marier bientôt avec la sœur de Yann, mais jamais il n’avait répondu aux avances d’aucune fille.

À bord, ils ne possédaient en tout que trois couchettes, – une pour deux – et ils y dormaient à tour de rôle, en se partageant la nuit.

Quand ils eurent fini leur fête, – célébrée en l’honneur de l’Assomption de la Vierge leur patronne, – il était un peu plus de minuit. Trois d’entre eux se coulèrent pour dormir dans les petites niches noires qui ressemblaient à des sépulcres, et les trois autres remontèrent sur le pont reprendre le grand travail interrompu de la pêche ; c’était Yann, Sylvestre, et un de leur pays appelé Guillaume.

Dehors il faisait jour, éternellement jour.

Mais c’était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien ; elle traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d’eux, tout de suite commençait un vide immense qui n’était d’aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique.

L’œil saisissait à peine ce qui devait être la mer : d’abord cela prenait l’aspect d’une sorte de miroir tremblant qui n’aurait aucune image à refléter ; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine de vapeur, – et puis, plus rien ; cela n’avait ni horizon ni contours.

La fraîcheur humide de l’air était plus intense, plus pénétrante que du vrai froid, et, en respirant, on sentait très fort le goût de sel. Tout était calme et il ne pleuvait plus ; en haut, des nuages informes et incolores semblaient contenir cette lumière latente qui ne s’expliquait pas ; on voyait clair, en ayant cependant conscience de la nuit, et toutes ces pâleurs des choses n’étaient d’aucune nuance pouvant être nommée.

Ces trois hommes qui se tenaient là vivaient depuis leur enfance sur ces mers froides, au milieu de leurs fantasmagories qui sont vagues et troubles comme des visions. Tout cet infini changeant, ils avaient coutume de le voir jouer autour de leur étroite maison de planches, et leurs yeux y étaient habitués autant que ceux des grands oiseaux du large.

Le navire se balançait lentement sur place, en rendant toujours sa même plainte, monotone comme une chanson de Bretagne répétée en rêve par un homme endormi. Yann et Sylvestre avaient préparé très vite leurs hameçons et leurs lignes, tandis que l’autre ouvrait un baril de sel et, aiguisant son grand couteau, s’asseyait derrière eux pour attendre.

Ce ne fut pas long. À peine avaient-ils jeté leurs lignes dans cette eau tranquille et froide, ils le relevèrent avec des poissons lourds, d’un gris luisant d’acier.

Et toujours, et toujours, les morues vives se faisaient prendre ; c’était rapide et incessant, cette pêche silencieuse. L’autre éventrait, avec son grand couteau, aplatissait, salait, comptait, et la saumure qui devait faire leur fortune au retour s’empilait derrière eux, toute ruisselante et fraîche.

Les heures passaient monotones, et, dans les grandes régions vides du dehors, lentement la lumière changeait ; elle semblait maintenant plus réelle. Ce qui avait été un crépuscule blême, une espèce de soir d’été hyperborée, devenait à présent, sans intermède de nuit, quelque chose comme une aurore, que tous les miroirs de la mer reflétaient en vagues traînées roses...

– C’est sûr que tu devrais te marier, Yann, dit tout à coup Sylvestre, avec beaucoup de sérieux cette fois, en regardant dans l’eau. (Il avait l’air de bien en connaître quelqu’une en Bretagne qui s’était laissé prendre aux yeux bruns de son grand frère, mais il se sentait timide en touchant à ce sujet grave.)

– Moi !... Un de ces jours, oui, je ferai mes noces – et il souriait, ce Yann, toujours dédaigneux, roulant ses yeux vifs – mais avec aucune des filles du pays ; non, moi, ce sera avec la mer, et je vous invite tous, ici tant que vous êtes, au bal que je donnerai...

Ils continuèrent de pêcher, car il ne fallait pas perdre son temps en causeries : on était au milieu d’une immense peuplade de poissons, d’un banc voyageur, qui, depuis deux jours, ne finissait pas de passer.

Ils avaient tous veillé la nuit d’avant et attrapé, en trente heures, plus de mille morues très grosses ; aussi leurs bras forts étaient las, et ils s’endormaient. Leur corps veillait seul, et continuait de lui-même sa manœuvre de pêche, tandis que, par instants, leur esprit flottait en plein sommeil. Mais cet air du large qu’ils respiraient était vierge comme aux premiers jours du monde, et si vivifiant que, malgré leur fatigue, ils se sentaient la poitrine dilatée et les joues fraîches.

La lumière matinale, la lumière vraie, avait fini par venir ; comme au temps de la Genèse elle s’était séparée d’avec les ténèbres qui semblaient s’être tassées sur l’horizon, et restaient là en masses très lourdes ; en y voyant si clair, on s’apercevait bien à présent qu’on sortait de la nuit, – que cette lueur d’avant avait été vague et étrange comme celle des rêves.

Dans ce ciel très couvert, très épais, il y avait çà et là des déchirures, comme des percées dans un dôme, par où arrivaient de grands rayons couleur d’argent rose.

Les nuages inférieurs étaient disposés en une bande d’ombre intense, faisant tout le tour des eaux, emplissant les lointains d’indécision et d’obscurité. Ils donnaient l’illusion d’un espace fermé, d’une limite ; ils étaient comme des rideaux tirés sur l’infini, comme des voiles tendus pour cacher de trop gigantesques mystères qui eussent troublé l’imagination des hommes. Ce matin-là, autour du petit assemblage de planches qui portait Yann et Sylvestre, le monde changeant du dehors avait pris un aspect de recueillement immense ; il s’était arrangé en sanctuaire, et les gerbes de rayons, qui entraient par les traînées de cette voûte de temple, s’allongeaient en reflets sur l’eau immobile comme sur un parvis de marbre. Et puis, peu à peu, on vit s’éclairer très loin une autre chimère : une sorte de découpure rosée très haute, qui était un promontoire de la sombre Islande...

Les noces de Yann avec la mer !... Sylvestre y repensait, tout en continuant de pêcher sans plus oser rien dire. Il s’était senti triste en entendant le sacrement du mariage ainsi tourné en moquerie son grand frère ; et puis surtout, cela lui avait fait peur, car il était superstitieux.

Depuis si longtemps il y songeait, à ces noces de Yann ! Il avait rêvé qu’elles se feraient avec Gaud Mével, – une blonde de Paimpol, – et que, lui, aurait la joie de voir cette fête avant de partir pour le service, avant cet exil de cinq années, au retour incertain, dont l’approche inévitable commençait à lui serrer le cœur...

Quatre heures du matin. Les autres, qui étaient restés couchés en bas, arrivèrent tous trois pour les relever. Encore un peu endormis, humant à pleine poitrine le grand air froid, ils montaient en achevant de mettre leurs longues bottes, et ils fermaient les yeux, éblouis d’abord par tous ces reflets de lumière pâle.

Alors Yann et Sylvestre firent rapidement leur premier déjeuner du matin avec des biscuits ; après les avoir cassés à coups de maillet, ils se mirent à les croquer d’une manière très bruyante, en riant de les trouver si durs. Ils étaient redevenus tout à fait gais à l’idée de descendre dormir, d’avoir bien chaud dans leurs couchettes, et, se tenant l’un l’autre par la taille, ils s’en allèrent jusqu’à l’écoutille, en se dandinant sur un air de vieille chanson.

Avant de disparaître par ce trou, ils s’arrêtèrent à jouer avec un certain Turc, le chien du bord, un terreneuvien tout jeune, qui avait d’énormes pattes encore gauches et enfantines. Ils l’agaçaient de la main ; l’autre les mordillait comme un loup, et finit par leur faire du mal. Alors Yann, avec un froncement de colère dans ses yeux changeants, le repoussa d’un coup trop fort qui le fit s’aplatir et hurler.

Il avait le cœur bon, ce Yann, mais sa nature était restée un peu sauvage, et quand son être physique était seul en jeu, une caresse douce était souvent chez lui très près d’une violence brutale. [...]



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Pêcheur d'Islande — Extrait est un extrait du livre "Pêcheur d'Islande (1886)" - CLE

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