Poil de carotte — Extrait
Poil de carotte (1894)
Jules RENARD (1864-1910)

Les Poules

– Je parie, dit madame Lepic, qu’Honorine a encore oublié de fermer les poules.
 
C’est vrai. On peut s’en assurer par la fenêtre. Là-bas, tout au fond de la grande cour, le petit toit aux poules découpe, dans la nuit, le carré noir de sa porte ouverte.

– Félix, si tu allais les fermer ? dit madame Lepic à l’aîné de ses trois enfants.

– Je ne suis pas ici pour m’occuper des poules, dit Félix, garçon pâle, indolent et poltron.

– Et toi, Ernestine ?

– Oh ! moi, maman, j’aurais trop peur !

Grand frère Félix et sœur Ernestine lèvent à peine la tête pour répondre. Ils lisent, très intéressés, les coudes sur la table, presque front contre front.

– Dieu, que je suis bête ! dit madame Lepic. Je n’y pensais plus. Poil de Carotte, va fermer les poules !

Elle donne ce petit nom d’amour à son dernier-né, parce qu’il a les cheveux roux et la peau tachée. Poil de Carotte, qui joue à rien sous la table, se dresse et dit avec timidité :

– Mais, maman, j’ai peur aussi, moi.

– Comment ? répond madame Lepic, un grand gars comme toi ! c’est pour rire. Dépêchez-vous, s’il te plaît !

– On le connaît ; il est hardi comme un bouc, dit sa sœur Ernestine.

– Il ne craint rien ni personne, dit Félix, son grand frère.

Ces compliments enorgueillissent Poil de Carotte, et, honteux d’en être indigne, il lutte déjà contre sa couardise. Pour l’encourager définitivement, sa mère lui promet une gifle.

– Au moins, éclairez-moi, dit-il.

Madame Lepic hausse les épaules, Félix sourit avec mépris. Seule pitoyable, Ernestine prend une bougie et accompagne petit frère jusqu’au bout du corridor.

– Je t’attendrai là, dit-elle.

Mais elle s’enfuit tout de suite, terrifiée, parce qu’un fort coup de vent fait vaciller la lumière et l’éteint.

Poil de Carotte, les fesses collées, les talons plantés, se met à trembler dans les ténèbres. Elles sont si épaisses qu’il se croit aveugle. Parfois une rafale l’enveloppe, comme un drap glacé, pour l’emporter. Des renards, des loups même, ne lui soufflentils pas dans ses doigts, sur sa joue ? Le mieux est de se précipiter, au juger, vers les poules, la tête en avant, afin de trouer l’ombre. Tâtonnant, il saisit le crochet de la porte. Au bruit de ses pas, les poules effarées s’agitent en gloussant sur leur perchoir. Poil de Carotte leur crie :

– Taisez-vous donc, c’est moi !

Ferme la porte et se sauve, les jambes, les bras comme ailés. Quand il rentre, haletant, fier de lui, dans la chaleur et la lumière, il lui semble qu’il échange des loques pesantes de boue et de pluie contre un vêtement neuf et léger. Il sourit, se tient droit, dans son orgueil, attend les félicitations, et maintenant hors de danger, cherche sur le visage de ses parents la trace des inquiétudes qu’ils ont eues.

Mais grand frère Félix et sœur Ernestine continuent tranquillement leur lecture, et madame Lepic lui dit, de sa voix naturelle :

– Poil de Carotte, tu iras les fermer tous les soirs.

 

Les Perdrix

Comme à l’ordinaire, M. Lepic vide sur la table sa carnassière. Elle contient deux perdrix. Grand frère Félix les inscrit sur une ardoise pendue au mur. C’est sa fonction. Chacun des enfants a la sienne. Sœur Ernestine dépouille et plume le gibier. Quant à Poil de Carotte, il est spécialement chargé d’achever les pièces blessées. Il doit ce privilège à la dureté bien connue de son cœur sec.

Les deux perdrix s’agitent, remuent le col.

MADAME LEPIC
Qu’est-ce que tu attends pour les tuer ?

POIL DE CAROTTE
Maman, j’aimerais autant les marquer sur l’ardoise, à mon tour.

MADAME LEPIC
L’ardoise est trop haute pour toi.

POIL DE CAROTTE
Alors, j’aimerais autant les plumer.

MADAME LEPIC
Ce n’est pas l’affaire des hommes.

Poil de Carotte prend les deux perdrix.
On lui donne obligeamment les indications d’usage :

– Serre-les là, tu sais bien, au cou, à rebrousse-plume.

Une pièce dans chaque main derrière son dos, il commence.

MONSIEUR LEPIC
Deux à la fois, mâtin !

POIL DE CAROTTE
C’est pour aller plus vite.

MADAME LEPIC
Ne fais donc pas ta sensitive ; en dedans, tu savoures ta joie.

Les perdrix se défendent, convulsives, et, les ailes battantes, éparpillent leurs plumes. Jamais elles ne voudront mourir. Il étranglerait plus aisément, d’une main, un camarade. Il les met entre ses deux genoux, pour les contenir, et, tantôt rouge, tantôt blanc, en sueur, la tête haute afin de ne rien voir, il serre plus fort.

Elles s’obstinent.

Pris de la rage d’en finir, il les saisit par les pattes et leur cogne la tête sur le bout de son soulier.

– Oh ! le bourreau ! le bourreau ! s’écrient grand frère Félix et sœur Ernestine.

– Le fait est qu’il raffine, dit madame Lepic. Les pauvres bêtes ! je ne voudrais pas être à leur place, entre ses griffes.

M. Lepic, un vieux chasseur pourtant, sort écœuré.

– Voilà ! dit Poil de Carotte, en jetant les perdrix mortes sur la table.

Madame Lepic les tourne, les retourne. Des petits crânes brisés du sang coule, un peu de cervelle.

– Il était temps de les lui arracher, dit-elle. Est-ce assez cochonné ?

Grand frère Félix dit :

– C’est positif qu’il ne les a pas réussies comme les autres fois.


C’est le Chien

M. Lepic et sœur Ernestine, accoudés sous la lampe, lisent, l’un le journal, l’autre son livre de prix ; madame Lepic tricote, grand frère Félix grille ses jambes au feu et Poil de Carotte par terre se rappelle des choses.

Tout à coup Pyrame, qui dort sous le paillasson, pousse un grognement sourd.

– Chtt ! fait M. Lepic.

Pyrame grogne plus fort.

– Imbécile ! dit madame Lepic.

Mais Pyrame aboie avec une telle brusquerie que chacun sursaute. Madame Lepic porte la main à son cœur. M. Lepic regarde le chien de travers, les dents serrées. Grand frère Félix jure et bientôt on ne s’entend plus.

– Veux-tu te taire, sale chien ! tais-toi donc, bougre !

Pyrame redouble. Madame Lepic lui donne des claques. M. Lepic le frappe de son journal, puis du pied. Pyrame hurle à plat ventre, le nez bas, par peur des coups, et on dirait que rageur, la gueule heurtant le paillasson, il casse sa voix en éclats.

La colère suffoque les Lepic. Ils s’acharnent, debout, contre le chien couché qui leur tient tête.

Les vitres crissent, le tuyau du poêle chevrote et sœur Ernestine même jappe.

Mais Poil de Carotte, sans qu’on le lui ordonne, est allé voir ce qu’il y a. Un chemineau attardé passe dans la rue peut-être et rentre tranquillement chez lui, à moins qu’il n’escalade le mur du jardin pour voler.

Poil de Carotte, par le long corridor noir, s’avance, les bras tendus vers la porte. Il trouve le verrou et le tire avec fracas, mais il n’ouvre pas la porte.

Autrefois il s’exposait, sortait dehors, et sifflant, chantant, tapant du pied, il s’efforçait d’effrayer l’ennemi.

Aujourd’hui il triche.

Tandis que ses parents s’imaginent qu’il fouille hardiment les coins et tourne autour de la maison en gardien fidèle, il les trompe et reste collé derrière la porte.

Un jour il se fera pincer, mais depuis longtemps sa ruse lui réussit.

Il n’a peur que d’éternuer et de tousser. Il retient son souffle et s’il lève les yeux, il aperçoit par une petite fenêtre, audessus de la porte, trois ou quatre étoiles dont l’étincelante pureté le glace.

Mais l’instant est venu de rentrer. Il ne faut pas que le jeu se prolonge trop. Les soupçons s’éveilleraient.

De nouveau, il secoue avec ses mains frêles le lourd verrou qui grince dans les crampons rouillés et il le pousse bruyamment jusqu’au fond de la gorge. À ce tapage, qu’on juge s’il revient de loin et s’il a fait son devoir ! Chatouillé au creux du dos, il court vite rassurer sa famille.

Or, comme la dernière fois, pendant son absence, Pyrame s’est tu, les Lepic calmés ont repris leurs places inamovibles et, quoiqu’on ne lui demande rien, Poil de Carotte dit tout de même par habitude :

– C’est le chien qui rêvait. [...]



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Poil de carotte — Extrait est un extrait du livre "Poil de carotte (1894)" - CLE

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