Le Meilleur des mondes — extrait
Le Meilleur des mondes (1932)
Aldous HUXLEY (1894-1963)
Tout à coup, de la Boîte à Musique Synthétique, une Voix se mit à parler. La Voix de la Raison, la Voix de la Bienveillance. Le rouleau d’impression sonore se dévidait pour servir le Discours Synthétique Numéro Deux (Force Moyenne) Contre les Émeutes. Jailli du fond d’un cœur non existant. « Mes amis, mes amis ! dit la Voix d’un ton si touchant, avec une note de reproche si infiniment tendre que, derrière leurs masques à gaz, les yeux des policiers eux-mêmes s’embuèrent momentanément de larmes – que signifie donc tout ceci ? Pourquoi n’êtes-vous pas tous réunis là, heureux et sages ? Heureux et sages, répéta la voix, en paix, en paix. » – Elle trembla, s’amortit dans un murmure, et expira un instant. – « Oh ! comme je désire que vous soyez heureux, reprit-elle, pleine d’une ardeur convaincue. Comme je désire que vous soyez sages ! Je vous en prie, je vous en prie, soyez sages et… »
Au bout de deux minutes, la Voix et les vapeurs de soma avaient produit leur effet. En larmes, les Deltas s’embrassaient et échangeaient des caresses, par demi-douzaines de jumeaux réunis dans une large étreinte. Il n’est pas jusqu’à Helmholtz et au Sauvage qui ne fussent près de pleurer. On apporta de l’Économat un nouvel approvisionnement de boîtes à pilules ; on fit en hâte une nouvelle distribution, et, au son des bénédictions d’adieu barytonnées par la Voix d’un ton tout chargé d’affection, les jumeaux se dispersèrent, sanglotant à fendre le cœur. « Au revoir, mes chers amis, mes bien chers amis, Ford vous garde ! Au revoir, mes chers amis, mes bien chers amis, Ford vous garde ! Au revoir, mes chers amis, mes bien… » [...]